Salah Ben Omrane 05 novembre 20103 12:10
Il prend son café tous les matins, été comme hiver et se met au même coin de la terrasse. Son regard scrute l’horizon en fixant la mer qui jouxte le café. Il est imperturbable par le va-et vient qu’il laisse derrière lui sur terre. Aucun bruit ne le perturbe dans son rituel contemplatif celui d’une vigie dans son nid de pie. Au risque de détourner son attention, qui pourrait laisser échapper à sa vigilance une collusion entre la pointe du rivage où nous sommes avec un bateau, je lui ai lancé :
– Entre Ahmed Mestiri et Mohamed Ennaceur, qui pensez vous qu’il aurait eu le plus de chance de pouvoir former un bon gouvernement ?
– Pour moi, compte tenu du programme de chacun des deux, on peut dire qu’ils étaient à égalité!
– De quels programmes parlez-vous? Aucun des deux n’avait présenté un programme .
– C’est tout à fait ce que je viens de vous dire. Je parle d’absence de programme. Les deux ont présenté un programme muet. Ils étaient à égalité dans le silence, dans le vide , dans l’échec et dans la réussite de l’échec. À eux personnellement, il n’y a rien à reprocher, puisqu’ils n’ont pas ouvert la bouche. Des deux, on s’est servi comme des mariés qui n’ont pas leur mot à dire. Regarde bien cette tasse de café que je tiens. Je viens de la demander. Je la paye et c’est normal. Le serveur sait ce que je bois . Si un jour il m’amène le café, le même que je prends tous les matins chez lui, sans que je ne lui fasse la demande, sans qu’il ne me laisse lui dire ce que je veux, il ne verra pas mes sous. C’est pareil pour un programme. Un programme est une demande qui peut être suivie d’une acceptation ou peut-être d’un refus.
– Mais on sait d’avance sur quels dossiers ils allaient travailler. On sait tous quels sont les dossiers urgents à traiter. Ne trouvez vous pas que c’est une honte que tout s’arrête au milieu du chemin ?
– Moi, on ne peut pas m’avoir de cette façon. J’ai besoin de réfléchir et d’étudier la question avant d’accepter quoique ce soit. Je dis « moi », façon de parler, je sais que je ne suis rien à côté de toute cette agitation dans ce beau monde. Mon avis sur ce qui se trame à soixante kilomètres d’ici, n’intéresse personne, mais je trouve qu’ils ont fait fort quand même . Plus fort que le café que je réclame tous les matins. Ils se sont réunis pour refaire l’histoire. Comme lorsqu’on est entré au Bardo un matin, réveiller un vieux monsieur, le Bey de Tunis , à qui on a demandé en 1881 de signer en bas d’une feuille, lui expliquant que c’est pour son bien, le bien de sa famille et celui de la Tunisie. Vous voyez une différence dans ce procédé en manipulant un vieux, il y a un siècle et demi et la tentative qui vient de se passer ? Dans les deux cas, on leur a présenté un papier et on les a prié de se taire. Qu’est ce qui serait arrivé après, une fois que l’affaire aurait été conclue ? On aurait fait courir les médecins pour qu’ils viennent les bourrer de calmants et de sédatifs, qui auraient achevé le boulot en les transformant en fantômes hagards à la Kasba. Pendant ce temps là , en leurs noms, les vipères, les hyènes et les loups seraient sortis des terriers, en se dispersent dans le pays, tout en bondissent sur tout ce qui mangeable. Ils se seraient régalés en laissant une ardoise partout sur le compte du vieux dans son lit. Manque de pot, ça n’a pas marché. Et pourquoi ? Parce qu’il ne faut jamais courir après deux lièvres à la fois.
C’est ce même programme qui se répète depuis que la Tunisie est Tunisie: Je te prends ta place quand tu deviens sénile et tu dégages quand tu deviens une marionnette étouffée par quelques affamés, sans scrupules, des gens de ta belle famille qui ne valent pas un clou. On n’a jamais fait le bilan d’aucun gouvernement en Tunisie. Comment voulez-vous qu’il y ait un programme quand on ne sait pas le faire ? Vous pouvez me dire: depuis quand on dirige ce pays avec un programme ? Et vous avez raison! Rappelez-vous l’unique fois où un jeune ministre, au temps de Bourguiba, avait essayé de mettre en place un programme, un vrai, avec des prévisions et un plan qui s’étale sur plusieurs années. Ce ministre avait plusieurs ministères sous son aile, dont celui de l’Économie. On ne peut pas mieux rêver pour mettre en place un programme. Il a été débarqué puis condamné par la suite. C’était Ahmed Ben Salah, il est vivant. Il a dû se battre et affronter la foudre qui venait surtout du sérail de Carthage et de ses propres collègues ministres. Bourguiba même, avec son charisme et sa puissance dans la domination des situations, a été pris de panique. Il avait choisi de se délester de son jeune ministre, le jeter à la mer, en se rangeant du côté des affairistes pour qui le flou et le brouillard restent la meilleure enveloppe pour toutes les magouilles , les combines et tractations. Tiens ! Pourquoi, personne n’est allé le chercher ces derniers jours ? Réfléchissez !
– Ne soyez pas sarcastique. Soyez indulgent avec au moins ceux qui ne sont pas au pouvoir. Ils ont pris les devants pour sortir le pays du marasme de la crise. D’ailleurs, ceux qui participent au dialogue national, viennent de plusieurs partis différents. Il y a dedans tous les courants politiques. Puis, vous oubliez qu’il y a un engagement. Ils sont tenus par une feuille de route.
– Cela me fait rire d’entendre parler de feuille de route. Cette expression inventée par Bush, dédiée pour le Moyen Orient, spécialement l’Irak. On n’est pas dans le cockpit d’un char et il n’y a pas de carte collée au pare brise. Un peu de réalisme et de respect pour les gens. Ils n’ont rien trouvé de mieux comme expression pour nous impressionner. Maintenant ils vont s’habiller en kaki en pointant une mitraillette sur les passants au prétexte qu’ils ont un mandat spécial de feuille de route à faire passer. Il y a un temps où il faut savoir être sérieux et arrêter la plaisanterie.
– Quels termes il faudrait employer alors ? Il y a bien objectifs que le quartet a fixés ? Je veux dire, il y a un délai de quatre semaines pour en finir avec la constitution, la mise en place de l’instance qui va organiser les prochaines élections à une date sera fixée sous peu, il y a des mesures urgentes à prendre de lutte contre la violence et le terrorisme et il y a des décisions que seul un prochain gouvernement, qui aura la crédibilité nécessaire, qui pourra décanter les blocages financiers et économiques qui paralysent le pays.
– Allons,allons, du calme ! Vous allez trop vite en besogne. Comment vous pouvez m’expliquer que par enchantement, soudain les coeurs s’ouvrent, des uns envers les autres, que ceux qui ne se supportaient plus sur la scène politique, envoient leurs émissaires qui s’assoient autour de la même table, à l’invitation d’une centrale syndicale, et tout ceci pourquoi ? Pour faire bonne figure, pour la photo de groupe devant la bannière syndicale. À ce jeu là, pervers, les gens de la Troïka prennent un grand risque : Faire en quatre semaines, ce qu’ils n’ont pas réalisé en deux ans. C’est un jeu dangereux.
– C’est ce qu’on appelle le dialogue national !
– De quel dialogue national parlez vous ? De la négociation et encore je fais le naïf ! Il ne s’agit pas de dialogue. Il n’y a pas eu de dialogue et le jour où il y aura un dialogue en Tunisie, ce ne sera pas pour demain. Le dialogue, qui veut dire: j’entends ce que vous me dites et je vous réponds sur ce que vous venez de me dire par des éléments rationnels sans agir sous l’influence d’un tribalisme, d’un sectarisme ou de tabous islamistes , n’est pas dans notre culture. Il n’est question que de négociation! On n’a pas dépassé ce stade et on ne sait pas encore dialoguer. Rappelez vous de la fameuse réunion au soir du 14 janvier 2011, quand Mohamed Ghannouchi était au Palais de Carthage, préparait le communiqué sur la vacance du pouvoir, que Ben Ali le harcelait au téléphone pour qu’il fasse un démenti après qu’il venait de diffuser sur les ondes, l’information de sa fuite, et que de l’autre côté, il persuadait Foued M’bazza que la place de président de l’intérim lui revenait. Un an et demi après, qu’est ce qui s’est passé ? On est revenu à la case départ au lendemain même des élections de la constituante. Très vite les réflexes ancestraux ont pris le dessus. Avant la tenue de la première assemblée de la constituante, les jeux étaient faits. On s’est aperçu que la bande de la Troika, s’est arrangée dans son petit cercle, à l’abri des regards, à se partager les ministères, comme le butin d’un casse. On est un peuple de commerçants formé pour le marchandage et pour le négoce mais pas pour perdre son temps à dialoguer.
– Ils avaient, malgré tout, signé. Ils ont signé pour dire qu’ils acceptent de dialoguer.
– Et Alors ?
– Et alors quoi ?
– Laissez moi revenir sur ce que vous vous venez de me dire: »Ils ont signé ». Vous savez parfaitement ce que vaut une signature dans le contexte actuel de la Tunisie. Absolument rien! Je ne vous l’apprends pas. Il y a des contrats, des décisions qui se font au sommet de l’État, qui sont signées, promulguées voire, qui apparaissent au journal officiel et elles sont bafouées et tous font comme si c’était dans la nature des choses. Vous avez déjà pour exemple le Décret instituant que les travaux de l’assemblée constituante doivent s’arrêter au bout d’un an. Ceci n’a pas été respecté. Et vous avez des décisions qui ne sont ni signées ni rendues publiques et celles-là elles sont scrupuleusement respectées.
– Comment ça ? D’accord pour la fin des travaux de l’assemblée constituante mais je ne vois pas de quelles décisions non signées vous parlez?
– Mais si ! Puisque vous m’obligez à être plus clair et précis, tenez, voici un exemple de décision sans signature et qui se trouve bien respectée. Rappelez vous tout le pataquès au lendemain du 14 janvier quand partout on entendait crier que l’Arabie Saoudite devait extrader Ben Ali , le rapatrier avec les avoirs qu’il possède dans les pays étrangers. N’avez vous pas remarqué que depuis que, ceux-là même qui criaient cela le plus fort, sont arrivés au pouvoir. Que ces mêmes individus , se sont tus. Ils ne disent plus un mot à ce sujet. Plus encore, hormis le fait qu’ils soient frappés d’amnésie, certains d’entre eux, se sont rendus en Arabie Saoudite. Ils ont séjourné à quelques centaines de mètres de la résidence de Ben Ali et ils n’ont pas pipé un mot, sur le sujet, ni pendant leurs séjours dans ce pays ni à leurs retours. Que voulez vous de plus pour vous démontrer qu’il y a un contrat qui dit qu’il faut laisser tranquille le bonhomme et laisser en paix son pactole.
Vous voyez, il y a des décisions qui ne sont pas écrites et pourtant elles sont bien respectées.
– Vous pensez sérieusement qu’il y a un accord secret entre l’Arabie Saoudite et les dirigeants Tunisiens en ce qui concerne Ben Ali et ses avoirs ?
– Je n’ai rien dit de tel. Je vous retourne la question : Pensez vous qu’il soit logique que des gens pendant leur campagne électorale, qui n’avaient pas cessé de promettre qu’ils allaient mettre tous les moyens en oeuvre pour rapatrier les biens sortis illégalement du territoire, qu’ils allaient renflouer la caisse de l’État avec, qu’ils allaient réclamer des comptes à l’ex président sur les morts pendant le soulèvement de décembre 2010, et dès l’instant où ils sont arrivés au pouvoir, ils se font convoquer par l’Arabie Saoudite et ils rentrent précipitamment pour enterrer leurs promesses. Il est où le secret la dedans?
– Si j’ai tout compris, il existe en ce moment, dans cette période exceptionnelle de la transition, que celle-ci se situe dans le provisoire, que ce dernier est un passage momentané dans la destinée temporaire de ce pays, des contrats qui sont signés qui ne sont pas respectés alors que d’autres, n’ont aucun fondement légal, qui sont tacites et non signés mais qui sont en cours d’application et ils sont bien respectés.
-Vous avez tout compris ! Je n’ai plus rien à ajouter.
– Il y a quelque chose que je n’arrive pas à saisir , elle est le fait qu’Ennahda qui a accepté de jouer le jeu du dialogue national ou si vous voulez celui de la négociation , si vous préférez, quel est son intérêt dans cette affaire , alors qu’elle peut poursuivre à maintenir la même position en affirmant que rien ne se décide en dehors de l’enceinte de l’assemblée constituant. Comme ils disent: la mère de toutes les légitimités. Cela me semble incohérent que ce parti vienne donner un coup de main en posant la sienne sur la scie qui coupe la branche sur laquelle il est assis. N’est-ce pas de la folie ?
– Non, la folie consiste à ne rien faire. Le suicidaire est de contenter de regarder de loin ce que leurs adversaires font sans réagir. C’est un parti qui a compris qu’il ne doit jamais se laisser distancer par les évènement. Donc, il les crée et si d’autres les créent en dehors de son contrôle , il fait de l’entrisme et creuse la barque. Il doit être présent dans tout ce qui crée et se trame pour ne pas avoir à se couper de ses tentacules un jours. Qu’est qu’on n’aurait pas dit sur Ennahda, si ce parti avait refusé d’intégrer le cercle du quartette ?
♦○•○♦○•○♦○•○♦