Salah Ben Omrane 12 novembre 2012 13:10
L’affaire de l’enregistrement de la conversation entre le premier ministre sortant M.Béji Caïd Essebsi et le nouveau président du gouvernement M.Hamadi Jebali, le 26 décembre 2011, connait quelques rebondissements.
M.Béji Caïd Essebsi et M.Nabil Karoui, président directeur général de la chaîne privée Nessma, sont sous les projecteurs d’une enquête. Mais , il n’est pas dit explicitement que celle-ci, fait suite à la la demande ou à la volonté du président du gouvernement M.Jebali.
Il est question d’enquête et pourtant, il ne figure pas dans le code pénal , ni dans aucun autre code tunisien , une ligne ou une mention qui dicte les règles à suivre dans le type d’entrevue concernant le moment de la passation des pouvoirs. En résumé , la rencontre dite « de la passation des pouvoirs » est une affaire entre les deux hommes. Ils sont présumés adultes et responsables pour fixer les règles de la rencontres entre eux s’ils le désiraient. Si juridiquement, chacun des protagonistes peut enregistrer la conversation à l’insu de l’autre, sans craindre de tomber sous le coup de la loi, néanmoins, nul doute, qu’une action de ce genre reste malgré tout moralement condamnable.
Rappel des faits :
1er acte : Le 18 octobre, le site « Nawaat » publie un enregistrement d’une quarantaine de minutes,. Il s’agit d’un enregistrement d’une conversation — certains passages semblent être coupés — entre Béji Caïd Essebsi, et Hamadi Jebali, Cette conversation fait partie d’un moment qui devait être strictement privé entre les deux hommes tel que cela se fait selon l’usage propre à la circonstance et au cours de la procédure de la passation des pouvoirs. Il n’est pas interdit que la rencontre soit publique comme il n’est pas interdit qu’elle soit privée. Les deux protagonistes sont les maîtres de la situation et responsables de leurs faits et gestes et de leurs dires durant la rencontre.
Le site Nawaat signe la publication par la mention « La rédaction » et ne dit rien sur la provenance du document . Dans la mesure où les informations contenues dans le document en question ne sont pas d’ordre privé, et qu’elles relèvent des affaires publiques de l’État et de son fonctionnement, Nawaat a fait son devoir d’information du public en rendant compte d’une situation dans laquelle deux hommes publics, se sont réunis , qui ont eu un échange assez instructif pour les citoyens , pouvant répondre à de nombreuses questions qu’ils se posent sur les deux figures politiques . Sur ce plan , Nawaat a fait avancer le journalisme responsable d’un pas. Le site a fait la démonstration qu’on peut faire du journalisme responsable vis à vis des citoyens, sans forcément être le caniche d’une autorité d’un pouvoir.
2ème acte : Branle-bas de combat dans les milieux politiques au cours des vingt quatre heures qui ont suivi la diffusion du document.
Les dires des deux hommes dans l’enregistrement, ont alimenté quelques débats publics . les thèmes évoqués dans la conversation ont été relayés et sont devenus des sujets à part entière dans les médias : Que ce soit les affaires de la chasse au gibier en voiture 4×4 ou l’affaire de l’extradition vers la Libye de Baghdadi Mahmoudi.
Grâce à la publication faite par Nawaat , il est devenu plus clair, pourquoi les Tunisiens ont peu d’espoir de de s’attendre à voir Ben Ali extradé de l’Arabie Saoudite aussi bien avec un gouvernement Essebsi ou un gouvernement Jebali.
De même , grâce à la communication de Nawaat, on a mieux saisi, la mise en difficulté de la fonction de président de la république avec les gouvernements qui se succèdent depuis le 14 janvier 2011. M.Jebali et M.Essebsi sont sur la même longueur d’onde à ce sujet. Les évènements qui ont suivi la passation des pouvoirs l’ont confirmé.
Merci Nawaat et bravo pour votre professionnalisme !
3ème acte : M.Hamidi Jebali accuse et fait porter le chapeau de l’enregistrement à son prédécesseur Essebsi. Le vendredi 19 octobre, , il réclame l’ouverture d’une enquête sur cette affaire. On peut distinguer d’ores et déjà , l’existence de deux affaires . Il y a celle de l’enregistrement, celle de la diffusion et les deux sont liées.
4ème acte : M.Essebsi désigne en marge d’une conférence de presse, la Chaîne Nessma ,lui attribuant la responsabilité de l’enregistrement. Il a cependant déclaré, qu’il déplorait la diffusion de cette conversation privée, et que cet enregistrement était « sans doute réalisé » pas Nesma Tv.
5ème acte : : Nessma reconnaît la paternité de l’enregistrement mais elle nie toute responsabilité de sa diffusion .Un journaliste de Nessma affirme à l’antenne (« la chaîne est la première victime de cette fuite dont elle n’est pas responsable». La Direction de la chaîne « explique » les circonstances de cette enregistrement et fait savoir qu’elle porte plainte «pour vol de ses archives et demande à ce que toute la lumière soit faite sur l’origine et les auteurs de cet acte». Nessma justifie l’existence de l’enregistrement, en ajoutant que « ses techniciens ont omis de récupérer le micro quand Essebsi s’est isolé avec son successeur Jebali ». Elle explique qu’il « a eu lieu par mégarde et qu’ensuite elle l’a gardé précieusement chez elle sans l’intention de le diffuser » .
Une journée particulière pour un micro « oublié » par Nessma
Le destin du micro de la chaîne Nessma s’est avéré intimement lié au dernier jour d’exercice de l’ancien premier ministre M.Béji Caïd Essebsi . La chaine l’a suivi durant la fameuse matinée où il s’était rendu à son bureau du ministère. Une équipe de journalistes de la chaîne ont pris le petit déjeuner avec lui , dans son domicile , puis ils n’ont accompagné durant son passage au ministère presque sans le quitter d’une semelle jusqu’à son retour chez lui . Ils ont même partagé le plat de pâte en sa compagnie.
Nessma l’a enregistré pendant les sept évènements suivants :
1 Petit déjeuner
2 Déplacement en voiture vers la Kasbah
3 Dans le bureau du ministère
4 Arrivée de M.Hamdi Jebali avec son équipe
5 Entrevue tête à tête avec M.Jebali
6 Conférence de presse
7 Au domicile de M. Essebsi à son retour .
Sur les documents audiovisuels disponibles publiquement , on peut constater que M. Essebsi , a accordé un entretien aux journalistes de Nessma, dès son arrivée au ministère et dans son bureau personnel. On aperçoit un micro cravate accroché au revers de sa veste durant l’enregistrement . Sur les documents qui suivent , ce même micro cravate n’est plus visible ( sous toutes réserves) durant la conférence de presse qui devait certainement être , le final du passage de M. Essebsi au ministère. Est-ce que c’est ce même micro qui a permis l’enregistrement en question ?
Techniquement ce type de micro est d’une taille très réduite. Il passe presque inaperçu, lorsqu’il est accroché sur une veste. Il est conçu pour être discret. Il n’est pas encombrant pour celui qui le porte . Si celui-ci n’est pas vigilent lors de ses déplacements en dehors des moments où il est enregistré en vidéo , le micro continue la transmission des sons. Il transmet même quand la personne qui le porte s’enferme dans les toilettes et on entend tout.
La judiciarisation de l’affaire
Il est écrit dans les quotidiens tunisiens que l’affaire est maintenant entre les mains du « المكلف العام بنزاعات الدولة في حق رئاسة الحكومة » ». Ce qui se traduit de la manière suivante : « Le Chargé général des conflits d’État au droit de la présidence du gouvernement ». Un avocat a été chargé de représenter le Chargé général .Il s’agit de l’avocat Fathi Layouni .
Sur le fondement de cette information, nous notons trois choses :
1) Est-ce une fonction nouvelle qui vient de faire son apparition au sein de la présidence du gouvernement avec le nom de : »Chargé général des conflits d’État au droit de la présidence du gouvernement » ou est-ce une reformulation pompeuse de ce qu’on appelle usuellement et tout simplement : « Le Service juridique dépendant d’un ministère » ? Le risque pour le supposé plaignant qui n’est ni président du gouvernement ,ni le gouvernement, est que si l’avocat s’avèrerait représenter une entité morale , qui n’a pas une existence juridique, un fondement défini par la loi, la plainte n’est pas recevable devant un tribunal.
2) Que M. Jebali, président du gouvernement, ne s’expose pas personnellement en avant avec une plainte .
3) Que l’action menée par l’avocat de la partie plaignante, qui s’appuie sur la charge générale des conflits d’État au droit de la présidence du gouvernement, à le goût étrange d’un mélange entre procédures qui sont relatives à la fonction de « Commissaire du gouvernement » dans un procès administratif et celle de « procureur de la république » dans un procès pénal.
Sur quel fondement l’action est menée ?
C’est l’article 96 du Code pénal qui a été choisi :
الفصل 96
يعاقب بالسجن مدة عشرة أعوام وبخطية تساوي قيمة المنفعة المتحصل عليها أو المضرة الحاصلة للإدارة
الموظف العمومي أو شبهه وكل مدير أو عضو أو مستخدم بإحدى الجماعات العمومية المحلية أوالجمعيات
ذات المصلحة القومية أو بإحدى المؤسسات العمومية ذات الصبغة الصناعية والتجارية أو الشركات التي
تساهم الدولة في رأس مالها بصفة مباشرة أو غير مباشرة بنصيب ما أو الشركات التابعة إلى الجماعات
العمومية المحلية مكّلف بمقتضى وظيفه ببيع أو صنع أو شراء أو إدارة أو حفظ أي مكاسب استغلّ صفته
لاستخلاص فائدة لا وجه لها لنفسه أو لغيره أو للإضرار بالإدارة أو خالف التراتيب المنطبقة على تلك
العمليات لتحقيق الفائدة أو إلحاق الضرر المشار إليهما
La traduction de l’article :
« Il est passible d’un emprisonnement de dix ans et d’une amende égale à la valeur de l’avantage obtenu ou au dommage engendré à l’administration, le fonctionnaire public ou ce qui lui ressemble, à tout administrateur, membre ou utilisateur dans l’un des groupes locaux publics ou des associations avec un intérêt national ou dans l’un des établissements publics à caractère industriel et commercial ou des sociétés dont l’État ayant une contribution, directe ou indirecte, par des actions quelconques ou des filiales ou des groupes locaux avec une charge publique avec une fonction d’emploi, de vente, de fabrication d’achat, de gestion ou d’enregistrement des gains exploitées tels que c’est décrit , pour tirer profit pour elle même ou pour un tiers, en violation des formalités propres à ces opérations ou qui contreviennent aux procédures applicables en vue de réaliser un gain ou un dommage visés.«
C’est sur la base de cet article , ou du moins , sur la base de la compréhension de cet article (Rassurez-vous en arabe, il n’est pas plus clair) , que vont être interrogés et examinés M.Nabil Karoui de Nessma et M.Béji Caïd Essebsi, l’ancien premier ministre .
Mais en fait, a-t-on besoin véritablement d’un article de loi pour les condamner , puisque c’est le but qui semble être recherché ? Qu’un citoyen lambda confonde entre la loi et la morale, ce n’est pas une originalité mais que la justice aille dans le même sens, il n’y a rien de rassurant.
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