L’exploitation politique grossière de l’Arrêt du Tribunal administratif

Salah Ben Omrane  12 juin 2015 13:30

   On a tous appris par voie de presse, lundi dernier, que le Tribunal administratif de Tunis a émis un arrêt rendant nul le Décret n°13-2011 signé par le Président de la République Fouad M’bazza le 14 mars 2011, un décret ordonnant la confiscation des biens par l’État tunisien, enregistrés à des noms figurants sur une liste qui comporte des membres de la famille de l’ancien président de la République Ben Ali et de son entourage.

La nouvelle a provoqué des réactions qui qualifient la décision de « grave », de « choquante » et certains disent qu’elle comporte un risque réel, si elle s’exécuterait; à savoir, en plus de remettre « les clefs » des biens confisqués aux demandeurs, l’État devrait rembourser la valeur des avantages liés à l’usufruit de ces biens, qui seraient à calculer sur toute la durée  de la confiscation.

En tous les cas, Appel ou pas Appel, les heureux bénéficiaires de cet Arrêt ne vont pas hésiter longtemps, si ce n’est déjà fait, de s’engager dans les procédures, les simples formalités, pour que la loi soit exécutée dans les plus brefs délais et faire en sorte que ce qui est écrit dans le jugement devienne une réalité.

Le nouveau dans cet évènement, hormis le fait que peut-être un représentant de l’État aurait l’audace, l’envie, voire le courage de faire appel à l’Arrêt du Tribunal administratif, est le fait qu’il n’est plus à exclure l’éventualité d’une reprise des biens par leurs anciens détenteurs, peu importe les conditions de leurs acquisitions, qui sont ceux de la famille de l’ancien président et de son entourage, et qui ont été confisqués au lendemain du 14 janvier 2014 pour être mis sous la tutelle d’un comité de gestion au bénéfice de l’État.  D’ailleurs, les autorités suisses n’ont jamais cessé d’avertir les autorités tunisiennes que la séquestration des biens des même personnes visées, ne pouvait pas durer éternellement. Qu’un jour ou l’autre, il faut bien amener la preuve qu’ils se constituent en spoliation d’un bien national ou qu’ils ont été amassés en fraude, sans quoi le fondement de la séquestration temporelle tombe à l’eau.  Autrement, sans un jugement sur le fond mettant le lien entre la cause et l’effet qu’est la séquestration, il fallait rendre les biens à leurs titulaires. Difficile de faire entendre cette conception de la justice, que la confiscation est une mesure conservatoire en attente d’un jugement, à celui qui estime que c’est une condamnation sans recours, qui peut être prononcée par un chef ou un ayant de l’autorité, et qui est attaché à l’esprit de « cadeau de guerre » « غنيمة », lorsqu’il y a un changement de personnes pour diriger le pays.

Justice transitionnelle ou justice tout court, les magistrats sont soumis à prononcer des jugements avec les lois qu’on leur fournit entre les mains et celles-ci  sont taillées par des législateurs. C’est aux assemblées législatives que revient la résolution des conflits qu’elles se créent  par l’interférence du concept de justice transitionnelle sur le cours de la justice ordinaire, un concept dont certains caressent le rêve que les magistrats l’interprètent en un ensemble de lois d’exception non écrites et non dites.    

Il y a des questions qu’il ne faut pas soulever mais posons les quand même :

Il est où cet arrêt pour qu’on puisse apprécier ses motivations ? Elle est où la réponse de l’État face au recours contre le Président de la République pour abus de pouvoir ? Y a-t-il eu une demande et quand, du Tribunal administratif à un des gouvernements successifs de former des conclusions sur cette affaire, pour rester conforme à l’usage du principe du respect du contradictoire dans tout procès équitable ? Si oui , quand elle a eu lieu ?

Pour l’instant,  pas de réponses publiques à toutes ces interrogations. Il y a une présumée requête des demandeurs qui circule sur le net et datée 10 mai 2011, soit rédigée à quatre mois après le départ en exil de l’ancien président Ben Ali et à deux mois après la date du Décret présidentiel qui donne en détail les désirs des demandeurs. Or, l’État semble n’avoir pas réagi ou fait barrage à leurs demandes. De qui se moque-t-on quand des députés tentent de retourner la situation en faisant les surpris par la décision du tribunal ?

J’entends que l’affaire est politique. Sans doute elle l’est ! Elle n’est guère moins politique que celles d’auparavant introduites auprès de la même juridiction, que le tribunal à eu à juger sans état d’âme au cours des cinq dernières années. Sa réponse est judiciaire et elle  implique des dispositions concrètement matérielles sur la valeur d’un bien dont l’État se sert, semble-t-il,  sans se soucier, de son titulaire au final. Contentons nous de ses dimensions judiciaires pour en saisir les sens et pourquoi pas localiser les dysfonctionnements dont il n’a pas été dit un mot. Est-ce un tabou d’avouer qu’on a des incompétents qui ne surveillent pas et ne suivent pas les affaires où l’État est mis en cause, surtout par les services qui les ont même engagées ?  À ce stade, il est légitime de douter de tout et surtout des intentions de ceux qui ont dirigé successivement l’exécutif de la Tunisie. Il y a un seuil où l’incompétence doit être jugée comme un délit et une trahison quand on occupe un des postes de haut rang au sein de l’appareil de l’exécutif  !

Des politiques et des responsables tentent de masquer leurs incompétences, qu’au lieu de répondre sur ce qui n’a pas été fait de leur côté, osent s’exprimer en faisant croire que c’est une affaire de décision de magistrats, comme si un magistrat devant un tel dossier pouvait passer outre les pièces qui lui sont produites en se laissant emporter par sa conviction personnelle.

L’intervention du Député Mehdi Ben Gharbia ( à la 8:15 mn), à la radio Mosaïque FM est pleine de significations sur la place qu’il réserve à la justice dans sa hiérarchie des pouvoirs et de leurs indépendances.  Son point de vue n’est pas celui d’un citoyen lambda, c’est un député et il était un membre constituant dans l’ancienne Assemblée constituante. Il met le pouvoir législatif en voiture balai qui devrait reprend le pouvoir judiciaire quoiqu’il puisse y avoir comme décision dans cette affaire. Il semble convaincu que grâce aux Députés, l’Assemblée des Représentants du Peuple, rendrait nulles et sans effets les futures décisions de la justice dans cette affaire, si elles confortent celle qui vient de se produire. Drôle de promesse de couper l’herbe sous les pieds des magistrats tout en  discréditant la justice. Pourquoi donc faire perdre du temps aux magistrats lorsqu’un membre du Parlement avoue publiquement, que lui et ses collègues, iront jusqu’à dénier les décisions de justice s’il le faudrait dans cette affaire, en y faisant barrage ?  Des propos qui relèvent d’une atteinte grave à l’indépendance de la justice. Sur quel fondement constitutionnel, le même Député s’autorise t-il  de ranger les magistrats dans une catégorie d’agents au service au service des Députés lorsqu’il a lancé l’appel à « messieurs les juges » de les « aider à construire la deuxième république et à protéger la révolution » ? (11.02 mn de la vidéo).
Le meilleur dans son intervention (traduction personnelle) est qu’il termine son propos en menaçant d’aller au delà du Décret contesté, si nécessaire. Drôle de conception de faire de la politique que de voir un député demander à des adversaires de ne pas le « provoquer » en l’amenant à faire plus que ce qui a été fait. Sommes nous dans un combat de rue ? l’Assemblée des représentants du peuple est-elle un champ de règlements de comptes et de représailles pour « les justiciables entêtés » ? Que fait-on de l’État des droits et de l’indépendance de la justice ?

 La traduction du passage :

«Le problème de légalité je ne veux pas en parler, nous disons que les Tunisiens ont fait sortir Ben Ali, ont mis sous séquestre ces biens, après, si le Décret, est il vrai, demain à l’assemblée j’entends, me disant d’ailleurs, l’application de l’article 56 et 57 est erronée que Ben Ali est le président légitime du pays. Il y a des gens qui vivent avec cette logique. Je leur dis à ces gens, malheureusement, ces gens qui rêvent de se réveiller que ceci n’existe pas. Qu’ils se réveillent! Il y a cette décision de première instance que je respecte sur son fondement. Malheureusement je le dis, moi parmi les autres, affligé par la décision du tribunal administratif, car la valeur du tribunal administratif chez nous les Tunisiens est au dessus de ça. Il reste que c’est une décision de justice, le positif est que c’est une décision de première juridiction. Son appel se terminera en 2017 ou 2018. D’ici là, ceci est une invitation à la commission de gestion des séquestres de finir de nettoyer tout l’argent des séquestres et des biens et ce sera un leitmotiv pour elle, car elle traîne et les procédures sont longues. Tout ceci se vend et sa valeur va au peuple tunisien. Nous à l’Assemblée des représentants du peuple, que nous somme une autorité législative, si le contraire de cela se produise, nous émettrons une nouvelle loi pour séquestrer le même argent. Peut-être que nous dépasserons la partition qui se trouve dans le premier décret. Nous le disons à tous …ne nous poussez pas à étendre ce qui a été fait en 2011.»

 

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